Les biopuces :
une technologie d’avance
 
Une fois encore, les techniques d’analyse biochimique et de biologie moléculaire sont en pleine révolution. L’effort technologique sollicité par les sociétés pharmaceutiques, dans le but de « cribler » les banques de molécules, et celui qu’exige le séquençage du génome humain sont tels que les instruments et les procédures utilisés par les biologistes connaissent une nouvelle mutation. Une mutation qui rend possible un accroissement considérable de la vitesse des analyses et une diminution importante de leur coût.
Le premier facteur expliquant cette évolution est l’automatisation des technologies biomoléculaires, telles que l’électrophorèse. Une enquête récente montre clairement qu’elle va entraîner une diminution des coûts d’analyse et une augmentation faramineuse du marché du diagnostic, qui passera de 265 millions de dollars à plus de 950 millions d’ici à l’an 2005.
Mais l’innovation sans doute la plus extraordinaire est la miniaturisation des appareillages d’analyse, sur le modèle de ce qu’a connu l’électronique durant les 30 dernières années. La naissance de la technologie des puces à ADN, en 1990, aura été le premier signe annonciateur de cette évolution (voir P. Merel [1995] Biofutur 142, 46-47 ; J. Hinfray [1997] Biofutur l66, Le Technoscope n°91).
Les puces à ADN (biopuces, DNA chips, gene chips, biochips) sont des microsystèmes formés de milliers de sondes d’ADN logées sur des plaques de silicium (ou de verre), inspirées de celles qui sont utilisées en microélectronique. Cependant, la complexité et le prix de l’appareillage (microscopie, laser et caméra CCD) nécessaire à la « lecture » des biopuces ne les destinent pour l’instant qu’aux laboratoires les plus riches.
Le concept du « tout en un »
Reste que cette branche révolutionnaire des biotechnologies a révélé aux biologistes la possibilité d’utiliser le silicium ou le verre, pour concevoir de nouveaux instruments. Parallèlement, naissait le concept du lab-on-a-chip, labchip ou encore MicroTAS (pour Micro-Total Analyses System). Un Tas (système d’analyse totale) étant un appareillage qui transforme une information chimique en information électronique (c’est le cas, par exemple, des appareils d’électrophorèse et de chromatographie). On peut le traduire par « LabPuce », ou tout simplement « laboratoire sur puce ».
L’idée de départ pour les LabPuces émane, semble-t-il, de l’équipe de H. Michael Widmer et Andreas Manz, des laboratoires de Ciba-Geigy, à Bâle (Suisse), à la fin des années 1980. En s’inspirant de l’intégration des circuits électroniques sur les puces, ces chercheurs souhaitaient développer des dispositifs miniatures dans lesquels toutes les pièces et les techniques nécessaires à une analyse par électrophorèse (séparation de fragments moléculaires dans un champ électrique) seraient réunies. Tout s’est alors très vite enchaîné. La photolithographie sur puces de silicium, une technique de la microélectronique, venait de faire son entrée en biologie et une nouvelle méthode très performante d’analyse, l’électrophorèse capillaire, voyait ses premières machines apparaître sur le marché (voir K.R. Mitchelson et al. [1999] Biofutur 178, Le Technoscope n°103). De la réunion de la photolithographie et de ce type d’électrophorèse devaient naître les premiers prototypes de LabPuces, réalisés par le groupe d’Andreas Manz au début des années 1990 : sur des surfaces de silicium ou de verre, de la taille d’un timbre poste, les chercheurs se sont mis à « graver » des microcanaux. En recouvrant ensuite ces constructions d’un microcouvercle, les cavités ainsi créées ont permis les premières expériences d’électrophorèse capillaire sur puce.
Le concept des LabPuces, proche de celui des puces à ADN, s’en distingue donc parce qu’il pousse beaucoup plus loin la miniaturisation : il vise l’intégration, sur une surface de silicium de quelques centimètres carrés, de l’ensemble des systèmes permettant l’analyse biologique, depuis la préparation des échantillons jusqu’aux résultats, rendus sous la forme d’un signal électronique. En revanche, les puces à ADN sont actuellement conçues pour ne réaliser qu’une étape de l’ensemble d’un procédé d’analyse : par exemple, l’étape d’hybridation/détection effectuée pour un diagnostic.
L’intégration caractéristique des LabPuces implique de faire cohabiter sur de très petites surfaces des systèmes de transfert de fluides (réservoirs, microcanaux, micropompes, microinjecteurs, microvalves), des capteurs (physiques, chimiques ou biologiques), des détecteurs, des électrodes, des circuits électroniques, etc.
Ainsi, une LabPuce typique mesure à l’heure actuelle de 2 à 3 cm2, comporte des réservoirs de réactifs et d’échantillons, reliés par des canaux de 50 m de large et de l’ordre de 10 à 50 mm de long, pour permettre des séparations suffisantes lors des étapes d’électrophorèse. Et elle est recouverte d’un couvercle scellé, translucide, en général en quartz ou en verre.
La microfluidique
On l’aura vite compris, la manipulation des fluides biologiques et de réactifs dans de tels environnements nécessite des dispositions particulières, à commencer par la suppression des pompes, vannes et autres seringues. Une nouvelle discipline, chargée de la gestion des liquides transportés au sein des LabPuces, est ainsi née : la microfluidique. La question essentielle qu’elle a à résoudre est : « comment déplacer les nanolitres (10-9 L) ou picolitres (10-12 L) utilisés ? » Tout simplement, par électrocinétique, par application d’un courant électrique et création d’un flux électro-osmotique. Pour cette raison, les LabPuces présentent de petits réservoirs aux différentes extrémités de leurs canaux. Des électrodes incorporées dans la puce lors des étapes de fabrication permettent d’appliquer un courant électrique, qui entraîne le mouvement des fluides d’un réservoir à un autre.
De cette façon, des injections de nanolitres d’échantillons deviennent possibles, pour des manipulations de l’ordre du picolitre, à l’intérieur des puces. À une telle échelle, les liquides traversent les canaux sans turbulence, et leur mélange se fait très rapidement, par simple diffusion moléculaire ; ce qui représente un gros avantage par rapport aux systèmes non miniaturisés.
Comparé à un système de référence, un appareillage 1 000 fois plus petit transporte des molécules un million de fois plus vite. Ainsi, une molécule mettra 2 ms pour diffuser sur 1 m, mais 2 000 s pour parcourir 1 000 m, soit 1 mm ! Cette relation s’applique aussi à la séparation des molécules, comme lors d’une électrophorèse, qui verra ainsi son temps de séparation amélioré d’un facteur 100.
Une électrophorèse ultrarapide
Néanmoins, l’analyse d’échantillons complexes risque fort d’obturer de tels microcanaux. La conception de « nanofiltres » va donc bon train. Les solutions sont nombreuses. Elles peuvent être mécaniques, de la pure microconstruction « d’entonnoirs » à la succession de canaux de diamètre de plus en plus faible, ou électriques. L’équipe de Ronald Pethig, à l’Institut d’électronique moléculaire et biomoléculaire de l’université du Pays de Galles (Bangor, Royaume Uni), conjointement à la société Aura Diagnostics (Sunnyvalle, Californie), a ainsi développé des LabPuces où les cellules sont triées et déplacées sous l’effet d’une « diélectrophorèse » (DEP) et de « vagues » électriques.
Ces phénomènes étonnants exploitent des différences de polarisation de particules et du liquide sous-jacent. Ils induisent un mouvement translationnel des molécules placée à l’intérieur d’un champ électrique non uniforme, qui se déplace longitudinalement, comme sur un rail qui s’électrifierait progressivement. Ainsi, plus de mouvement de fluides, seulement des molécules. De plus, leur tri peut s’effectuer à l’entrée de la puce : molécules non chargées, molécules chargées négativement ou positivement, etc.
Ainsi, les LabPuces utilisent principalement le principe de séparation des molécules par électrophorèse, en particulier les systèmes d’électrophorèse capillaire. Le temps d’analyse est sans comparaison avec les méthodes plus anciennes. Par exemple, pour le séquençage de l’ADN, le groupe de Richard Mathies, à l’université de Berkeley, a obtenu des analyses très rapides : 600 bases en 20 minutes, chiffre à comparer aux 3 heures demandées par des systèmes plus conventionnels sur gels de polyacrylamide. De façon identique, les analyses de fragments d’ADN pour le génotypage pourront avoir lieu en 30 secondes. Et tout cela pour des volumes analysés de l’ordre de 5 picolitres !
Le principe de détection reste en revanche le même, puisque le produit à analyser est couplé à un fluorochrome qui devient fluorescent devant un laser. Toutefois, l’utilisation du laser à diodes permet de diminuer aussi la taille des analyseurs. En outre, pour mériter leur nom, et leur place dans ce marché, les LabPuces incorporeront elles-mêmes une station d’amplification de l’ADN par PCR (Polymerase Chain Reaction, réaction en chaîne en présence de polymérase), comme l’ont déjà réalisé, entre autres, les équipes de Caliper Technologies (Mountain View, Californie), et de Larry Kricka, à l’université de Pennsylvanie. Ainsi, l’analyse des produits PCR sera réalisée directement, à la suite sur la même puce, par électrophorèse, l’ensemble de ces opérations ne demandant qu’une dizaine de minutes.
Des analyseurs portables aux applications multiples
En pratique, à quoi les LabPuces pourront-elles servir? Elles remplaceront vraisemblablement les appareils actuels d’électrophorèse capillaire et de chromatographie liquide. Ensuite, dans un avenir très proche, il faut s’attendre à les voir dédiées au séquençage d’ADN, mais aussi à l’amplification génique par PCR, ou à d’autres méthodes. Leur faible encombrement, leur mise en parallèle et leur interconnexion (« multiplexage »), vont en faire très rapidement des analyseurs portables à grand débit.Elles sont surtout très attendues, étant donné la demande, dans les laboratoires de diagnostic moléculaire, pour la recherche de pathogènes, la caractérisation de mutations, le typage d’ADN ou de SNP (Single Nucléotide Polymorphisms, polymorphismes de nucléotide), ces mutations ponctuelles dont on attend beaucoup pour mettre en évidence des prédispositions génétiques aux maladies ou évaluer la variabilité interindividuelle de la réponse aux médicaments.
Les réactions immunoenzymatiques feront aussi partie des applications des LabPuces, avec des réservoirs dévolus aux réactions anticorps-antigènes, et des canaux d’analyse par électrophorèse des complexes formés. La toxicologie, avec l’analyse des drogues, est une application qui devrait ainsi être très rapidement menée sur LabPuces.
Enfin, certaines LabPuces seront dédiées à la chimie combinatoire, une technologie qui permet d’obtenir simultanément toutes les combinaisons possibles des molécules d’un mélange (voir A. Tartar [1997] Biofutur 168, 26-31). Celles d’Orchid Biocomputer (Princetown, New jersey), par exemple, reproduisent déjà les formats de microplaques sur des puces en trois dimensions, à plusieurs étages, les « Chemtel chips ».
Ces LabPuces manipulent des volumes de 100 à 800 nL de réactifs pour la synthèse d’un nombre de composés qui peut atteindre 12 288. Une réduction de volumes d’un facteur de 10 000 à 100 000 mène à une augmentation de production d’un facteur 10 à 100. On comprend que les firmes pharmaceutiques s’allient actuellement avec les principales sociétés du domaine.
Avec les LabPuces, les appareils d’analyse ont donc entamé une mue complète en vue du troisième millénaire. La réduction de leur taille est l’élément le plus notable, de même que leur prix de revient (de l’ordre d’un PC haut de gamme actuel). On trouvera des LabPuces à usage unique, et d’autres réutilisables. De même, leur interconnexion permettra d’obtenir des rendus d’analyse en quelques minutes, pour un ou plusieurs patients.
Un marché des LabPuces se profile. Ainsi, la société d’étude Systems Planning Corp. prévoit, dans une enquête réalisée en 1994, une importante croissance du marché nord américain de la microfluidique, qui devrait atteindre 3 à 4 milliards de dollars d’ici 2003. La technologie de distribution des nanovolumes par des systèmes similaires à ceux qu’utilisent les imprimantes à jet d’encre devrait à elle seule représenter 70 % de cette valeur, le reste se répartissant de façons égales entre biocapteurs et LabPuces. On est encore loin du marché des puces à ADN, qui sera de 10 milliards de dollars d’ici 2005.
Par ailleurs, l’intégration d’électrodes ou de capteurs en tous genres dans le corps même des LabPuces nécessite l’emploi de découpe et d’assemblage au laser tout à fait particuliers. Et s’il est vrai que, pour l’instant, le silicium, le quartz et le verre sont les principaux matériaux utilisés (en raison de leurs propriétés chimiques, électriques et optiques), il faut signaler la performance technique de la société Aclara Biosciences (Mountain View, Californie) qui, pour réduire le prix de revient, a choisi le plastique pour ses LabPuces d’analyse par électrophorèse capillaire !
Il est tout aussi possible qu’un format intermédiaire de laboratoires miniaturisés conquière le marché avant les LabPuces proprement dites. C’est le pari de Gamera Bioscience (Medford, Massachusetts), la première société à avoir lancé le« LabCD ». Sur la surface d’un disque compact de type audio, des transferts de liquides ont lieu sous l’effet de la force centrifuge lors de la rotation du disque, d’une station de préparation vers une station analytique. D’après Gamera, cette fluidique permet par exemple de procéder simultanément, sur le même CD, à 96 tests enzymatiques.
La France se lance aussi dans un projet de BioCD, avec la société AquiGenotech (Bordeaux). Sur un format CD de type audio, l’ensemble des étapes fluidiques, d’hybridation, de détection et d’analyse pourront avoir lieu, pour l’automatisation du criblage moléculaire à très haute cadence. Si la révolution nanotechnologique est en marche sur la côte Ouest des États-Unis, la côte Ouest française n’a pas dit son dernier mot !
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