La saga
AUCHAN :
Suite et fin
 
Pérenniser le métier
Le groupe aura-t-il la capacité de maintenir un rythme de développement suffisant pour assurer à ses actionnaires, une croissance moyenne de leurs actions d’environ 15 %, comme ce fut le cas ces vingt dernières années ? C’est là une question cruciale pour le groupe, sans quoi sa belle homogénéité pourrait voler en éclat face aux monstres internationaux que sont Carrefour, Wall-Mart ou encore Ahold. En fait, la solution se trouve dans les cinq grands défis que devra relever Auchan : régler la succession de son fondateur, renouveler son management tout en conservant la cohérence du système, se développer à l’international, s’assurer les moyens financiers de sa croissance et pérenniser son principal métier, celui de l’hypermarché.
C’est bien le premier défi d’Auchan. Car le groupe ne trouvera pas son salut dans le doublement de sa taille mais plutôt dans l’avenir de l’hypermarché, dans sa capacité à rebondir dans les pays développés tout en s’implantant sur les marchés naissants. Ce problème est d’ailleurs en cœur des problèmes actuels de Carrefour. Bernardo Trujillo, le gourou du NCR (dont nous parlions déjà en retraçant la sage d’Auchan) avait prédit que les hypermarchés du IIIème millénaire ressemblerait à des cathédrales. Et c’est un peu cette prophétie qu’a concrétisée Auchan dans le centre commercial de Val d’Europe, ouvert il y a un peu plus d’an, non loin d’Euro Disney. Pour les spécialistes du secteur, l’avenir de l’hypermarché réside dans sa capacité à faciliter la vie de ses clients et ce n’est pas à coups de pots de peinture que n’importe lequel des géants de la distribution y arrivera. L’avenir, c’est le service. Et à ce titre, le « drive-in » testé dans un magasin du Nord de la France et permettant de faire ses courses depuis sa voiture, représente une réelle innovation menée par Auchan. Pour Gérard Mulliez, c’est le pragmatisme qui doit gouverner et ce sont les hommes qui assurent la pérennité d’un système. Ainsi, si son père et son grand-père étaient dans le textile, ses cousins et lui dans la distribution , il voit bien ses descendants dans les métiers des services. Si le pari n’est pas gagné, au moins le groupe a-t-il compris où était son avenir.
Se développer à l’international
Le deuxième défi d’Auchan est d’accomplir à l’international la même performance que dans l’hexagone. Et l’équation n’est pas évidente à résoudre. Car outre le fait que l’hypermarché à la française n’est pas exportable dans tous les pays, il se pose la question des moyens financiers et humains d’assurer cette croissance. Et bien que présent dans quatorze pays, Auchan a accumulé du retard sur son principal concurrent Carrefour. Les spécialistes voient deux causes à ce retard : la diversification du groupe dans d’autres métiers qui a empiété sur son expansion internationale et le peu d’empressement de ses cadres dirigeants, tous originaires du Nord, à s’ expatrier. Du coup, ce sont souvent des cadres sans grande envergure qui sont partis à la conquête du monde. Et là, une partie de la solution a été trouvée puisque l’image de l’internationalisation est désormais très attractive en interne. Auchan compte désormais plus de trois cent expatriés. Quant aux moyens financiers, le groupe a jusqu’à présent toujours su se les procurer...
Financer la croissance
Gérard Mulliez refuse avec fermeté l’entrée de son groupe à la bourse. Pour lui, qu’Auchan ne soit pas coté ne comporte que des avantages. Et au moins, certains des meilleurs analystes financiers n’y voient pas d’inconvénients majeurs. Ni même certaines pointures parmi les cadres financiers. Ainsi, Xavier de Mézerac, jeune et brillant directeur financier d’Alcatel, a rejoint le groupe, attiré par son développement à l’international sans perdre son âme et sans détériorer ses grands équilibres financiers. Le rachat de RT Mart, à Taiwan, en est un exemple. L’acquisition est significative dans la région et le prix très raisonnable. Car Auchan achète avec du cash, généré par lui même, ou qu’il se procure en s’endettant, et non avec du papier. Ce qui implique un mécanisme d’acquisition différent et bien plus efficace.
En 1996, lors du rachat de Docks de France, Auchan a démontré qu’il pouvait doubler de taille sans faire appel au marché. Quant à la confiance des banques, Xavier de Mézerac en veut la preuve le crédit syndiqué de 1,2 milliard d’euros émis pour refinancer une partie de la dette existante et soutenir des projets de développement. Auchan sait faire de l’ingénierie financière, mais il la fait, à la différence des groupes cotés, sans tapage ni publicité...
Il y a d’autres arguments en défaveur de la bourse. En premier lieu la perte du contrôle total du groupe. Et même si certains grands groupes familiaux, tels que Peugeot, ont réussi a garder ce contrôle malgré un introduction en bourse, la famille Mulliez dispose de ressources financières propres qui lui permettent d’envisager de lever autant de cash qu’en bourse.
Enfin, ne pas être coté présente un dernier avantage aux yeux des dirigeants, celui d’assurer une stabilité des actionnariats familiaux et salariaux. Stabilité qui constitue aussi un défi sur le plan humain. Car pour Auchan, la première contrainte n’est pas financière mais relève des ressources humaines.
Motiver les hommes
Maintenir le niveau de profit n’est pas indispensable seulement pour les équilibres financiers du groupe, il l’est aussi pour la cohérence du « système Auchan ». En effet l’actionnariat du personnel est l’une des clés de la performance, mais il peut se retourner à tout moment pour peu que les rémunérations liées aux résultats ne soient pas au rendez-vous. Il en va de même pour le pacte qui lie les actionnaires familiaux. S’ils sont fidèles, c’est que les membres de la famille savent, pour l’instant, qu’il n’y a pas de meilleurs placements pour eux et que l’avenir est au beau fixe.
La question se pose différemment pour les salariés. Auchan fonctionne depuis longtemps avec un management par cooptation (parrainage). Le groupe s’est forgé une mécanique où l’animation des hommes, jusqu’à la manipulation, tient une place telle qu’on peut parler d’un système construit et d’une cohérence absolue. Son principe fondateur réside dans la performance collective, qui s’appuie entièrement sur la performance individuelle tout en l’absorbant. Il n’y a pas de place pour l’ego dans le groupe. Ainsi, beaucoup d’énergie est consacrée à l’automotivation et à la motivation des employés. Et le système de rémunération va de paire avec cette logique.
Auchan est le distributeur qui a le plus développé l’actionnariat des salariés. Actuellement, quelque 80 000 collaborateurs détiennent plus de 16 % du capital, un patrimoine estimé à 1,1 milliard d’euros. Une cinquantaine d’employés présent depuis l’origine ont ainsi pu se bâtir un patrimoine allant de 460 000 à 610 000 euros. Valauchan est le fonds commun de placement du groupe. La participation au résultat a été introduite dans le groupe dès 1968, suivie par la prime de progrès trimestrielle versée à tous les employés pour peu que leur magasin dépasse les objectifs fixés par la direction. En moyenne, la participation équivaut à un mois de salaire, de même que la prime de progrès. En 1977, Gérard Mulliez décide d’ouvrir le capital du groupe aux salariés. Ces derniers peuvent investir jusqu’à 25 % de leur salaire annuel dans le fonds commun. Au début, la part dans Valauchan valait 12 francs, vingt-cinq ans plus tard, sa valeur s’élève à 192 euros. En France 22 000 salariés ont investi plus de 7 600 euros, tandis que 10 000 d’entre eux ont réussi à économiser quelque 15 250 euros. Pour près de la moitié des salariés, ces placements ont abouti à la constitution d’une épargne équivalente à un an de salaire. En 2001, 98 % des salariés ont répondu positivement à l’appel et investi leur participation dans le fonds commun. Le système profite bien sûr autant au salarié qu’à l’entreprise pour laquelle cet apport régulier est une manne de développement. Mais ce système présente quelques inconvénients. D’une part les syndicats critiquent la prime de progrès, trop liée selon eux à des critères de performance sur lesquels les employés n’ont guère leur mot à dire. D’autre part, pour certains, un noyau dur fait tourner la boutique pendant que la grande majorité du personnel ne bouge pas et attend les dividendes. Du coup, des collaborateurs s’accrochent à leur poste, et le groupe risque de manquer de sang neuf.
Régler la succession
Du sang neuf, il va en falloir également à la tête du groupe. Pour Gérard Mulliez, c’est un faux problème. Pourtant, il fait tout pour repousser l’échéance, et s’accroche à la tête de son groupe. La modification des statuts repoussant la limite d’âge de ses dirigeants (anciennement à 70 ans), lui a permis de prolonger son bail pour au moins deux années. Pourtant, même s’il ne l’envisage pas, il y pense. Sa première victoire réside dans la constitution d’une vraie direction générale avec à sa tête Christophe Dubrulle. Cependant, à 57 ans, ce dernier est peu perçu comme l’homme d’une nouvelle génération.
Un chose est de toute façon certaine. Le futur patron sera un membre de la famille. Certains jeunes membres ont déjà de hautes responsabilités. Thierry Mulliez est ainsi l’actuel président de l’Association Familiale Mulliez, Vianney Mulliez est le directeur général du développement, et le fils de Gérard, Arnaud, est à la tête de l’hypermarché de Faches-Thumesnil, dans le Nord. Leurs compétences et leurs motivations suffiront-elles ? Cela n’est pas certain. Car le groupe ne se cherchera pas, le moment venu, seulement un nouveau patron, mais surtout un nouvel entrepreneur, un visionnaire.
La tâche du groupe Auchan n’est pas simple. S’il a les moyens de réussir ses paris, il devra pour cela se méfier des appétits de ses concurrents internationaux. Mais Auchan n’est qu’une planète au sein de la galaxie de l’Association Familiale Mulliez. Avec Décathlon, Kiabi, Leroy Merlin, Pimkie , Saint Maclou and-co, la famille Mulliez a les moyens de ses ambitions...
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